L’intelligence artificielle a d’ores et déjà prouvé qu’elle pouvait révolutionner l’analyse des œuvres d’art tant en termes de restauration que d’expertise.
Un cas récent d’authentification concerne un tableau attribué au peintre italien de la renaissance Raphaël, intitulé « La Madone de Brécy ». George Lester Winward, collectionneur britannique, a acheté cette oeuvre en 1981, avec la conviction qu’elle était de la main de l’artiste. Pour conforter son opinion, il comparait son tableau à une autre peinture de Raphaël, « La Madone Sixtine », conservée à Dresde en Allemagne. Pendant 40 ans, George Lester Winward n’a pu obtenir la confirmation de son attribution, même si aux yeux de nombreux spécialistes, des similitudes étaient évidentes.
Récemment les chercheurs des universités britanniques de Nottingham et de Bradford ont utilisé un outil de reconnaissance faciale pour comparer les deux tableaux. L’ordinateur a pu voir de façon plus profonde la main de l’artiste dans des milliers de dimensions au niveau du pixel. La comparaison, basée sur l’IA, a permis d’affirmer que les deux Madones sont similaires à hauteur de 97 %, tandis que pour les enfants présents sur les tableaux, les similitudes sont de 86 %. La presse relatant cet événement a pu titrer « l’auteur du tableau identifié grâce à l’intelligence artificielle ». Mais de cette soi-disant « identification » ne découle pas automatiquement un certificat d’authenticité et une reconnaissance par le marché de l’art de cette œuvre.
En effet, les professionnels du marché de l’Art, experts spécialisés, historiens de l’art, conservateurs, galeristes, demeurent extrêmement méfiants vis-à-vis de l’IA, pour de bonnes raisons.
Plusieurs éléments à prendre en compte
Lorsqu’un expert connu et reconnu internationalement pour être le spécialiste de tel ou tel artiste, ou de telle époque artistique, son expertise est valable à 100%. Ainsi par exemple en 2019, lorsque l’expert Éric Turquin a attribué le tableau «Judith et Holopherne» au peintre Le Caravage, il s’appuyait sur son expertise pour établir cette attribution avec certitude. Si l’expert avait eu le moindre doute, il n’écrirait pas dans son certificat et son rapport d’expertise que l’œuvre est de la main de l’artiste.
L’analyse d’Éric Turquin ne s’est pas arrêtée à une comparaison visuelle des 65 tableaux connus de l’artiste. La toile et les pigments analysés ont démontré que l’oeuvre était napolitaine des années 1600 -1610. Son expertise et l’analyse stylistique, réalisée en collaboration avec un Collège de spécialistes en Histoire de l’Art, lui ont permis de confirmer l’attribution du tableau à Caravage avec une totale certitude. Il a été démontré que l’œuvre ne pouvait être par exemple une copie par Louis Finson, comme certains l’affirmaient.
Cet exemple démontre que :
- Les attributions des œuvres importantes ne peuvent être déterminées par une seule personne. Les grands experts s’entourent de spécialistes pour fonder et confirmer leur jugement. Une « simple » analyse par comparaison de deux tableaux, comme le démontre l’exemple cité précédemment de l’œuvre de Raphaël, est insuffisante.
- Pour le marché de l’art, il est impossible d’accepter qu’une œuvre soit « à 97 % similaire à une autre » de l’artiste, et même dans un pourcentage encore plus élevé. Les analyses réalisées par des laboratoires utilisant l’intelligence artificielle admettent qu’une ressemblance à hauteur de 75 % suffit pour valider l’attribution d’une œuvre. Mais le doute pour les 25 % restants n’est en aucun cas acceptable pour le marché de l’art et ses assureurs.
Les certificats d’authentification qualifient de différentes façons les œuvres expertisées. Ainsi les oeuvres peuvent être de « l’atelier de l’artiste », c’est-à-dire réalisées par les élèves du maître, ou de « la main de l’artiste ». De nombreux artistes utilisent leurs élèves pour peindre des parties de leurs tableaux telles que les paysages, les drapés, etc.
Comment l’IA prendra-t-elle en compte ces différents facteurs ? Rejettera-t-elle le tableau si elle le compare à un portrait exclusivement réalisé par l’artiste ? Prendra-t-elle aussi en considération les restaurations, les repeins, etc. avec quel degré d’importance dans son analyse ?
Ces observations nous amènent à nous pencher sur les données qui alimentent ou vont alimenter l’IA.
Dans l’exemple concernant « La Madone de Brecy », on indique qu’elle a été comparée à l’autre tableau de Raphaël, celui de Dresde. Quelles autres données ont été utilisées ? Des analyses des matériaux ont-elles été réalisées ? La datation de l’œuvre par rapport à l’évolution stylistique de Raphaël a-t-elle été analysée ?
Un autre exemple est l’authentification d’un tableau de Renoir en 2022, « Portrait de femme (Gabrielle Renard) ». Sotheby’s, qui a vendu la toile, a fait appel à l’IA développée par la société Suisse Recognition, pour attribuer cette oeuvre. La machine a analysé les coups de pinceau, les couleurs employées et le style en général de l’œuvre pour la comparer à sa base de données de plus de 200 tableaux de Renoir. La technologie a établi une correspondance à hauteur de 80,58 %. Si, pour la maison de vente, le tableau pouvait être ainsi attribué, les spécialistes n’en demeurent pas moins dubitatifs. Les spécialistes du marché de l’art en concluent que ce tableau offre un doute à hauteur de 19,42 %.
De la même façon que les experts spécialisés font appel à des laboratoires pour analyser les pigments, les supports, ainsi qu’aux connaissances d’autres experts en histoire, l’IA doit devenir un outil complémentaire d’analyse pour conforter, avec les autres techniques et nos connaissances sur l’artiste, l’attribution ou non d’une toile.
Responsabilité de l’expert ou de l’intelligence artificielle ?
Imaginons demain que l’intelligence artificielle, en s’améliorant encore, soit reconnue suffisamment fiable pour que dans la pratique le marché de l’art, les assureurs, etc. acceptent uniquement son verdict. Ou plus simplement qu’en première analyse avec un seuil minimal à 75 %, elle remette en cause l’expertise initiale, confirmée par des examens complémentaires, la responsabilité de l’expert ayant attribué ou rejeté l’œuvre de tel ou tel artiste serait alors engagée.
Il serait donc nécessaire de démontrer que l’expert a commis une faute. Tout au long de l’histoire de l’Art, l’évolution des technologies a révélé que les plus grands experts avaient fait des erreurs d’attribution. L’IA permettra peut-être de révéler d’autres erreurs. Mais elle devra s’accompagner d’autres techniques que celles actuellement utilisées de reconnaissance faciale.
Agir avec prudence
L’IA ne doit pas être utilisée demain pour identifier des œuvres sans contrôle, sur les données qui l’alimente, et sur un recours intensif et exclusif à cette technologie. On peut imaginer une application proposant à partir de photographies d’une œuvre de l’authentifier, voire d’accepter de l’assurer, à partir de cette analyse par l’IA.
La prudence doit impérativement prévaloir. Il est probable que les faussaires utiliseront prochainement cette technologie pour créer des imitations d’œuvres ayant toutes les caractéristiques, qualités et coup de pinceau de l’artiste original.
Prenons l’exemple du tableau « La Ronde de Nuit » (1642) de Rembrandt. Celui-ci avait été diminué en 1715 de chaque côté et les parties découpées perdues. Grâce à une copie du XVIIe siècle et à l’IA, la toile été recomposée. L’IA a analysé la technique de peinture du maître, son utilisation des couleurs, son coup de pinceau pour imprimer sur toile les parties manquantes. Certains experts en art sont certains que les faussaires vont se servir de cette technologie pour créer des œuvres dont il sera difficile de prouver que ce sont des imitations.
Imaginons qu’un faussaire imite grâce à l’IA une œuvre de Pablo Picasso, dont la production a été immense et dont les médiums, pigments, toiles, sont facilement trouvables, car ils datent du XXe siècle. La seule difficulté pour le faussaire sera de donner un pedigree à son imitation. L’histoire de l’art est remplie de faussaires ayant réussi à introduire de fausses œuvres. Pour l’instant, le marché de l’art et ses assureurs ont conscience de ce danger sans pouvoir totalement l’appréhender.
IA et restauration des œuvres d’art
L’exemple de « La Ronde de Nuit » démontre que l’IA va aider grandement les restaurateurs de tableaux dans leurs approches lors de restauration. Elle permettra de mieux appréhender les éventuels manques, et de confirmer les couleurs, les formes, etc. à utiliser comme l’aurait fait l’artiste. Néanmoins là encore la technicité, la connaissance, etc. des restaurateurs seront nécessaires pour la réalisation d’une parfaite restauration.
Ce qui manque à l’intelligence artificielle
Si l’IA peut recréer des parties manquantes et peut-être bientôt réaliser des œuvres dans le goût de, les experts s’accordent cependant pour penser qu’il manquera toujours à la technologie le niveau de sensibilité, le goût du beau et l’Intelligence humaine de l’artiste pour créer.